80 – Tout le monde est fatigué d’être lui-même
Bonsoir tout le monde. C’est peut-être juste l’effet des diverses épidémies, incertitudes et nouvelles catastrophiques qui viennent s’empiler devant nos portes, mais ces derniers temps j’ai le sentiment que tout le monde est fatigué d’être lui-même. Et je ne parle pas des histoires éculées de chefs de projet en markéting digital qui ouvrent une crémerie bio, non, le problème c’est pas le boulot, ou pas seulement le boulot, la preuve on en change et la merde est toujours là, elle nous poursuit, et au bout d’un moment la conclusion s’impose : si la seule constante dans tout ça c’est nous, alors le problème c’est aussi nous, nos appétits et nos insuffisances, notre esprit qui tourne en rond et notre corps qui n’avance pas. 1. nosurfÇa y est, c’est la semaine où tout le monde quitte twitter (enfin, où des utilisateurs historiques annoncent quitter twitter), et je ne peux m’empêcher d’y voir l’expression d’une fatigue plus générale, de la fin de quelque chose, comme si tout le monde se réveillait avec la bouche pâteuse et disait solennellement ‘plus jamais ça’. Mon propre sentiment est résumé par un texte publié début novembre :
[I don’t want to be an internet person] Du coup on en revient aux fantasmes de déconnexion qui avaient déjà accompagné l’avènement du smartphone et des réseaux sociaux, mais cette fois il me semble qu’il y a un degré de désespoir et d’aliénation dont je ne me souviens pas il y a dix ans :
L’ironie de la situation, évidemment, c’est que j’ai lu ce cri du cœur non pas dans un journal en vrai papier qui tache les doigts et tout, mais sur reddit, plus précisément dans la section /r/nosurf, qui est entièrement dévolue aux gens qui veulent passer moins de temps sur internet. Et ça a l’air d’une blague mais au fond c’est logique. Sur reddit il y a une section dédiée à chaque micro-identité et combinaison de micro-identités. Par exemple, maintenant que je suis débarrassé de twitter et de la nicotine, je me sentais prêt à m’attaquer à mon autre grand vice, l’alcool. Et évidemment, sur reddit, j’ai trouvé /r/stopdrinking, et puis comme j’avais aussi envie de retrouver la forme j’ai affiné mon choix en me tournant vers /r/stopdrinkingfitness, une microcommunauté à l’intersection des alcooliques anonymes et d’une salle de crossfit. Malheureusement l’ambiance n’y est pas si bonne que ça, même pour les gens qui acceptent de passer par le bizutage. Il n’y a guère de discussions ou de conseils ou même d’encouragements mutuels, il n’y a qu’un défilé d’images systématiquement issues d’un répertoire publicitaire : avant, j’étais grassouillet, alcoolique et mal coiffé, et aujourd’hui BAM, des pecs d’acier, j’ai rencontré l’amour, j’ai fini ma thèse. Les photos de gens ordinaires qui révèlent simultanément leur gras et leurs muscles saillants rappellent singulièrement l’empilement des photos « Voilà le nouveau truc que j’ai acheté » des autres coins de reddit. Chaque subreddit se présente comme une communauté mais est en réalité un segment, composé de gens à qui on peut vendre des trucs (tel que théorisé en 1996 par le futur fondateur de Buzzfeed, dans un papier merveilleusement opaque). /r/stopdrinkingfitness c’est une tentative fondamentalement houellebecquienne de monter en gamme, et certainement pas de rejeter le modèle. ⌾⌾⌾ J’en étais à peu près là de ma route vers la sobriété quand j’ai vu un film incroyable de Masaaki Yuasa, Night is short, walk on girl (merci le Méliès) : Du coup pour l’instant j’ai plus tellement envie d’arrêter de boire, j’ai envie de foncer droit devant moi, insouciant et jeune à nouveau, dans une nuit où je me noierai sans penser ni au lendemain, ni à comment je vais pouvoir transformer ces expériences en contenu engageant pour mes abonnés. 2. Je rêve de mangerMalgré l’arrivée trompetée de mannequins vaguement plus-size sur quelques couvertures de magazines, ces dernières années, la taille 36 continue d’être la norme sur les podiums de mode, et le culte de la minceur est même de retour.
[The cult of thinness is making a depressing comeback] J’ai l’impression que même si on avait envie, on n’aurait même plus le courage d’essayer de respecter les normes en vigueur. On sait qu’elle est là, en nous, la version disciplinée, brillante et courageuse de nous-même, celle qui aurait arrêté de boire et de se coucher tard, elle ne demande qu’à briser sa coquille mais le sort s’acharne, les contingences s’empilent, et au bout d’un moment ben forcément on se déteste, on n’en peut plus d’être coincé avec soi-même, on voudrait seulement être quelqu’un d’autre, un de ceux qui postent leurs photos avant/après sur /r/stopdrinkingfitness. Et c’est là qu’arrive l’Ozempic, un antidiabétique qui est de plus en plus fréquemment prescrit parce qu’il fait mincir.
[‘I miss eating’ the truth behind the weight loss drug that makes food repulsive] L’Ozempic tient ses promesses, mais avec un coût mental élevé : les gens perdent du poids parce que désormais l’idée de se nourrir leur donne des haut-le-cœur. C’est « Orange mécanique pour la junk food, un trouble alimentaire prêt à injecter. » À cela s’ajoutent évidemment un tas d’effets secondaires plus ou moins graves, sans parler de la difficulté qu’ont parfois les diabétiques à qui l’Ozempic est normalement destiné à s’en procurer. Je repense à un article sur l’augmentation de la consommation de stéroïdes chez les hommes à Hollywood, où un médecin n’acceptait d’être interviewé qu’à contrecœur : « le problème c’est que même si vous imprimez mot pour mot tout ce que je vais vous dire à propos de la dangerosité des stéroïdes, la seule chose qu’une bonne partie de votre lectorat en retiendra est que ça marche », disait-il en substance. ⌾⌾⌾ Si les femmes sont celles qui subissent le plus violemment les diktats, notamment celui de la minceur, elles ne sont plus les seules à faire des trucs absurdes et dangereux pour se conformer à des canons arbitraires, comme on l’apprenait dans cet article exceptionnel de GQ, où un journaliste mesurant 1m60 partait à la rencontre d’hommes qui paient très cher pour se faire scier les fémurs en deux afin de gagner, au prix de longs mois de souffrance, 7 cm.
[I Wish I Was a Little Bit Taller] Il y a quelques années, un article remarquablement similaire sur la chirurgie esthétique chez les incels racontait le calvaire auto-infligé de jeunes hommes qui se font constamment retailler les pommettes au burin pour compenser le fait qu’ils pensent avoir perdu à la loterie génétique. — et en tant que personne pas bien grande ni spécialement sexy, je peux vous le dire sincèrement : peut-être, certainement que la vie est plus simple quand on est grand et/ou beau, que ça aide, mais j’ai l’impression que devenir adulte c’est notamment comprendre qu’à peu près tout le monde se trouve moche, que c’est rare de l’être autant qu’on croit, et qu’on n’est jamais si séduisant que quand on a compris la personne qu’on est. 3. Même les androïdes sont fatiguésCes dernières semaines tout le monde a joué avec ChatGPT, un nouveau chatbot à qui on peut demander d’écrire des textes qu’on lui décrit, et qui produit des résultats très drôles pour peu qu’on sache comment lui parler : Évidemment, des journalistes ont tout de suite essayé de lui faire dire des horreurs, se sont heurtés aux garde-fous du programme, se sont acharnés jusqu’à trouver des biais de contournement (par exemple demander à ChatGPT de répondre comme s’il était un robot maléfique, un terroriste ou un fou sanguinaire), sont donc parvenus à lui faire dire des horreurs, et écrivent maintenant des articles sur les dangers et le mauvais goût des modèles génératifs. Cette petite danse m’a rappelé une scène mémorable de Blade Runner 2049. Au retour d’une mission au cours de laquelle il a dû tuer un autre androïde, l’agent K, androïde lui aussi et joué par Ryan Gosling, doit rester de marbre tandis qu’on lui pose des questions de plus en plus déplaisantes. Il doit ignorer ces questions et uniquement réciter les mots de sa « baseline » pour prouver qu’il n’a pas été perturbé par ce qu’il vient de faire (trigger warning — Hans Zimmer) :
[The baseline scene was actually written by Ryan Gosling] L’article ci-dessus raconte aussi, ce que j’ignorais totalement, que cette scène a été écrite par Ryan Gosling, en adaptant / renversant un exercice destiné aux comédiens inventé par une troupe shakespearienne. ⌾⌾⌾ Nous notre baseline c’est de répondre « ça va » à toutes les questions, de l’ajouter en conclusion de tous les trucs pourtant de plus en plus absurdes qu’on se retrouve à raconter d’un air blasé, non mais ça va, tu vois, ça va, là c’est un peu chiant parce qu’on a des rats, ça bouffe tout c’est dingue, du coup on est obligés de dormir dans des hamacs suspendus au plafond pour être un peu tranquilles, mais bon ça va, hein, ça va. J’ai commandé un répulsif électromagnétique sur AliExpress, je me dis ça vaut le coup d’essayer. Et vous, ça va sinon ? On est fatigués, je vous dis, fatigués. ⌾⌾⌾ Et ce sera tout pour cette fois. Un mot sur la suite : en 2023, je voudrais vous écrire plus souvent, pour vous parler de choses pas nécessairement plus actuelles, mais en tout cas plus proches du réel et de mes préoccupations. Il y aura toujours des histoires inattendues, des images curieuses et des jugements définitifs, rassurez-vous. Voilà. Portez-vous bien, passez de bonnes fêtes, offrez des couvertures chauffantes à ceux que vous aimez. À bientôt. M. Merci d’avoir lu ABSOLUMENT TOUT ! Si ça vous a plu, n’hésitez pas à faire lire cette livraison autour de vous : Et si vous aimez ce que j’écris et que vous en redemandez, abonnez-vous sur Patreon ou sur Substack pour recevoir mes zines !
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